mardi 15 novembre 2011

Opération Fleming - Les films hors Canon 007


( Avant-propos : les grandes idées se rencontrent et , alors que j'effectuais des recherches de mon côté sur ce film mal-aîmé , je suis bien évidemment tombé sur l'irremplaçable chronique de M. Lombard consacrée à la gestation complexe du film en question sur son site - indiqué en bas de page .)

Ami cinéphile , jouons maintenant à un petit jeu : pourras-tu citer de mémoire le titre d'un film produit en 1966 , réalisé par Terence Young , se réclamant ouvertement des écrits de Ian Fleming ...Et n'ayant pourtant finalement quasi rien à voir avec l'oeuvre de ce dernier ?
Un tel film existe bel et bien, circonstance aggravante il est même signé du réalisateur de ' Dr No ' , ' Bons Baisers de Russie ' et ' Operation Tonnerre ' .

Nous sommes à la Noël 1966 au Palais des Grimaldi en Principauté de Monaco .
A l'issue d'une projection de Prestige organisée en l'honneur de la Princesse Grace , les applaudissements de la salle - pourtant comble - se font timides voire carrément embarrassés ; Hitchcock toussote ... Et pourtant on vient de voir une super production tournée par Terence Young , le Steven Spielberg de l'époque , sur un scénario inspirée d'idées de Ian Fleming ,le créateur de James Bond himself !!!  
Quand à la distribution, n'en parlons même pas : le gratin du Cinéma mondial s'y dispute le haut de l'affiche , de Yul Brynner à Angie Dickinson, et de Marcello Mastroianni à Trini Lopez , c'est un véritable Who's Who de l' Entertainment des années soixante !!!!!
Que s'est-il donc passé ?  

Flashback : le 12 mars 1964, Paul G. Hoffman, alors directeur général des Fonds Spéciaux des Nations Unies, annonce le lancement imminent de la production de six téléfilms de 90 minutes. Justificatif officiel de l'entreprise : « attirer l’attention du public sur les actions sociales et économiques des Nations Unies ».

Les réalisateurs pressentis sont alors Peter Glenville , Stanley Kubrick ( mais oui ! ) , Joseph Manckiewicz ( le père de Tom, futur scénariste de la saga 007 à l'écran ) et même Otto Preminger et d'autres noms tout autant prestigieux ... On ne se mouche pas du pied . C'est même carrément la folie des grandeurs !
Trois scénaristes - inconnus,eux ! - sont annoncés : Reginald Rose , Tad Mosel et Peter Stone  .
Et cinq compositeurs sont prévus, là encore pas des moindres  : Elmer Bernstein, Henry Mancini , Alex North , André Previn et Richard Rodgers .

La société Xerox Corporation (l’inventeur du photocopieur) se propose de sponsoriser et de produire le programme (à hauteur de quatre millions de dollars), qui sera diffusé chaque mois sur les réseaux ABC et NBC, à partir de janvier 1965.
Dans les mois qui suivent, la John Birch Society, une association d’extrême-droite, tente de faire pression pour empêcher la Xerox de financer le projet. «Nous détestons voir une entreprise de ce pays faire la promotion de l’ONU quand nous savons que l’ONU est au service de la conspiration communiste».
Les neuf mille lettres de protestation reçues au siège de la société n’y changent rien de rien , le projet continue sur sa lancée. Avec pourtant quelques modifications. En septembre 1964, le programme est ramené à cinq téléfilms et seuls Fred Zinneman et Joseph Mankiewicz   sont toujours impliqués. Les autres réalisateurs sont remplacés par ... Wait for it ! Alfred Hitchcock , George Sidney et ... Terence Young .

Joseph Mankiewicz ouvre donc le feu et réalise «Carol for Another Christmas » , vaguement inspiré d'un Classique de Charles Dickens avec Peter Sellers , Britt Ekland , Sterling Hayden et Ben Gazzara.
Cette curieuse variation , qui ne doit finalement plus grand-chose au créateur d'Oliver Twist , est diffusée le 28 décembre 1964 sur ABC.
Lorsqu’il est contacté pour le projet au printemps 1964, Terence Young  se voit même proposer une casquette de producteur éxécutif . Il choisit parmi les sujets proposés celui de la drogue, un fléau qui préoccupe particulièrement l’ONU.
Terence Young s’adresse à Ian Fleming , qu’il connaît depuis 1961 ( les deux hommes ont ensuite fraternisé lors du tournage à la Jamaïque de  " James Bond Contre Dr No " ).
Le romancier et journaliste britannique aime à l’occasion délaisser 007 pour écrire d’autres choses ( voir ses nombreux articles pour le Sunday Mail , mais aussi son roman pour enfants «Chitty Chitty Bang Bang», le recueil de reportages «Thrilling Cities» , sa correspondance fournie avec l'armurier Boothroyd ou ses idées étonnantes en matière de bibliophilie  …) .
Coup de chance pour Terence Young : Fleming venait précisément de proposer à son éditeur anglais une idée d'ouvrage référentiel sur les...Narcotiques ! 
Idée saugrenue rejetée d'emblée par Jonathan Cape , habitué aux humeurs farfelues de son best-seller d'écrivain ...
Celui-ci proposait avec une certaine naïveté de rédiger un guide consacré à cette culture locale typiquement Jamaïcaine et s'enthousiasme pour un ' projet aussi brillant ' . La réponse de Jonathan Cape se borne bien entendu à un refus poli ...
Ian Fleming accepte alors de rédiger pour Terence Young un synopsis, où il est question d’un chargement d’opium rendu radioactif pour le suivre à la trace ( réminiscence d'un de ses plans fomentés lors de son séjour à l'Amirauté durant la seconde guerre mondiale . Fleming y était d'ailleurs connu pour son imagination délirante et sa propension à forger des scénarii dignes de bonnes vieilles séries B made in Hollywood .
Une autre de ses idées originales d'opérations de déstabilisation des forces de l'Axe donnera d'ailleurs finalement lieu à l'intrigue du roman ' Casino Royale ' ...) .
Le 12 août 1964,Fleming meurt à l'âge de 56 ans à l’hôpital de Canterbury à 9hrs du matin des suites d’une crise cardiaque survenue la veille . Il laisse derrière lui un carnet bourré d'idées pour de futurs romans, des projets de films , de séries télé ... Ainsi donc que sa participation - dorénavant devenue problématique - à ce projet de film éducatif ...
Terence Young décide de continuer seul l’aventure et engage le scénariste Jo Eisinger (avec lequel il vient de travailler sur le film à sketches signés de plusieurs réalisateurs «Guerre Secrète» - et avec déja une distribution internationale , comptant dans ses rangs Bourvil , Henry Fonda ou Vittorio Gassman  - ) pour transformer la trame initiale en un solide scénario linéaire .
Mais il doit avant tout composer avec les héritiers de Fleming , et notamment sa veuve Ann, qui tentent de contrôler et de freiner les utilisations abusives du nom du romancier, alors que le très attendu " Goldfinger "  de Guy Hamilton s’apprête à sortir sur les écrans du monde entier.
Le réalisateur obtient le feu vert de Glidrose (la société protectrice des droits de Fleming), à condition que soit bien précisé au générique un carton neutre proclamant  : «d’après une idée de Ian Fleming ». 
( Des décennies plus tard , on découvrira avec stupeur que Fleming a en fait engrangé de son vivant un nombre incalculable d'idées , de synopsis voire de simples notes griffonnées ici ou là susceptibles d'être ensuite accaparées par des producteurs avides de notoriété ... ) 
S'investissant à fond dans ce nouveau projet , Terence Young abandonne même prématurément la post-production ( pourtant problématique ) de OPERATION TONNERRE – et confie au monteur Peter Hunt le soin d'arriver à tirer un film plus ou moins logique de la montagne de rushes tournés aux quatre coins de la planète . Ce qui au passage explique les grossières erreurs de continuité ( maillot de bain changeant de couleur d'un plan à l'autre , voitures changeant de plaques d'immatriculation, etc,etc ... ) .
Comme pour la production Homérique du Casino Royale de la Columbia de 1967 , moult séquences délirantes sont très sérieusement envisagées . Tandis que d'autres se matérialisent simplement en fonction des nouveaux lieux de tournage !
Dans ses mémoires parues aux éditions Denoël , le cascadeur ( devenu ensuite réalisateur à part entière ) Yvan Chiffre se remémore par exemple la rocambolesque préparation d'une scène de catch féminin ( un péché mignon de Ian Fleming , qu'il évoque dans Thrilling Cities ) , puis de la bagarre finale sur la voie ferrée ( qui faillit mal tourner - à ses dires ) .
Dans sa version Cinéma , le film peine à trouver son public , décontenancé par sa structure éclatée .La Critique n'est pas tendre pour cette pseudo copie conforme de 007 :
Time magazine enfonce le clou en parlant d’un «film de James Bond sans James Bond . Mais que l'on aurait plutôt préféré ne pas voir filmé du tout ... ».
La critique reproche au film une apparence bâclée et des dialogues ' dignes de figurer dans la série TV Batman ' . En fait , la production est victime de sa folie des grandeurs , que n'arrive pas à dissimuler un budget trop maigrelet pour ses nobles ambitions .
De par l'excentricité de sa production , le film rappelle les grandes heures du Hollywood de ' Cléopatre ' ou des ' Portes du Paradis ' pour offrir une analogie plus récente .
Il garde néanmoins un côté ' sérial ' tout à fait réjouissant , et finalement très fidèle à l'esprit aventureux de Ian Fleming , dont l'aspect ' Tintin reporter ' très moralisateur est plutôt fidèlement retranscrit dans la mise en scène de Terence Young .
Ce sera la dernière incursion du réalisateur dans l'univers de Ian Fleming . 

Lorsque je l'ai longuement interviewé sur sa carriére dans le cadre d'une émission rétrospective consacrée aux 3O ans de James Bond pour Ciné-Cinéma à l'automne 1992 , Terence Young m'a confié moult anecdotes sur le tournage épique de cet ' Opération Opium ' - et  le fait que la production avait eu les yeux plus gros que le ventre et s'était très vite révélée incapable de pouvoir correctement assumer le suivi colossal requis pour un tournage de cette envergure . Ré-écriture quasi permanente du script et adaptation aux nouveaux impétrants ( acteurs signés la veille , extérieurs annulés à la dernière minute , etc. , etc . ) ont rendu toute l'entreprise rocambolesque de bout en bout ...
Remerciements et sources :
M. Terence Young
M. Charles Hefelstein 
Me Pauline Hérouan - attachée de Presse du Musée Océanographique de Monaco
M.Philippe Lombard pour sa superbe analyse en Français de la production cahotique du film .
M. Delmo Waters 
M. Peter Janson-Smith
A.I.E ( filiale Unesco - Paris ) 
 
Les sites et médias suivants :
  • Spies Magazine #4, July 1994 “Ian Fleming’s Anti-Drug Film”
  • Cinema Retro #1, January 2005
  • Showtime October 1965
  • Movie Mirror March 1966
  • Movie Land and TV Time May 1966
  • New York Times April 23, 1966
  • Time December 2, 1966
  • Ian Fleming by Andrew Lycett
  • The Good, the Bad and Me: In My Anecdotage by Eli Wallach
  • When the Snow Melts: The Autobiography of Cubby Broccoli by Cubby Broccoli and Donald Zec
  • James Bond: The Legacy by John Cork and Bruce Scivally 
  • Histoires de Tournage by Philippe Lombard
  • UPI interviews with Jo Eisinger and Yul Brynner, December 1965.
  • The Poppy is Also a Flower press kit
  • http://commanderbond.net/11528/the-poppy-is-also-a-flower.htm 
  • http://unifrance.org 
  • http://Devildead.com 
  • http://www.indiana.edu/~liblilly/index.php
  • http://www.nytimes.com